Eugène Catalan
Auteur prolifique, pédagogue remarquable et homme aux opinions politiques bien tranchées, Eugène Catalan rejoint l’Université de Liège en 1865... après avoir décliné une première invitation 20 ans auparavant. La conjecture qu’il énonce en 1842 a résisté 160 ans à la sagacité des mathématiciens, et des problèmes de probabilité très actuels lui doivent leur solution.
Comme souvent au XIXe siècle, Eugène Catalan n’est pas l’homme d’un seul domaine de recherche. Il s’intéresse aussi bien à l’algèbre qu’à la géométrie, à la théorie des nombres (arithmétique) qu’aux probabilités. Et il publie beaucoup, énormément, plusieurs centaines d’articles (1). Dans cette masse, les historiens des mathématiques et plus particulièrement François Jongmans, biographe de Catalan (2), qui fut lui-même professeur de mathématiques à l’Université de Liège, semblent être d’accord pour distinguer quelques publications plus importantes que les autres. Nous en épinglerons trois, représentatives, nous semble-t-il, de domaines privilégiés par Catalan.
La conjecture de Catalan
L’arithmétique – la science des nombres, de leurs propriétés- fascine Catalan dès ses premières années professionnelles. Il y consacrera une part importante de ses publications. L’époque, il est vrai, s’y prête bien. Des grands mathématiciens comme Legendre (en 1798) et Gauss (en 1801), mettent de l’ordre dans la discipline, publient des ouvrages de synthèse, rappellent les acquis de Fermat, Euler ou Lagrange. C’est à partir de 1840 qu’il publie beaucoup dans le domaine des nombres élémentaires, sur les sommes de diviseurs, sommes de carrés et de cubes, répartition des nombres premiers, etc. En 1842, il fait paraître une très brève notice dans les Nouvelles annales de mathématiques (3) : « Deux nombres entiers consécutifs, autres que 8 et 9, ne peuvent être des puissances exactes. » Deux lignes, pas plus ! Il les explicitera cependant quelque peu deux ans plus tard dans une lettre à l’éditeur : « Deux nombres entiers consécutifs, autres que 8 et 9, ne peuvent être des puissances exactes ; autrement dit : l’équation xm – yn = 1, dans laquelle les inconnues sont entières et positives, n’admet qu’une seule solution. » (4) Et d’ajouter qu’il croit ce théorème vrai mais qu’il n’a pas encore réussi à le démontrer complètement. Et pour cause car ce que Catalan nomme théorème est en fait une conjecture qui portera bientôt son nom. Conjecture car de manière empirique, elle n’est jamais prise en défaut (faites l’exercice avec n’importe quels nombres autres que 8 et 9), mais l’hypothèse n’a jamais être pu démontrée de manière universelle… jusqu’en 2002 lorsque le mathématicien roumain Preda Mihăilescu y parvint enfin après des dizaines de tentatives infructueuses en 160 ans ! La conjecture pouvait dès lors s’appeler théorème.
Les nombres de Catalan
Si les nombres de catalan sont peut-être moins connus que sa conjecture, ils sont sans doute, aux yeux des mathématiciens, plus remarquables encore. Depuis des siècles, les êtres humains s’ingénient à trouver des suites de nombres naturels. Par exemple, la plus simple, celle des nombres pairs : 2, 4, 6, 8, 10, 12, … et ainsi de suite ; ou encore celle des nombres premiers : 2, 3, 5, 7, 11, 13, 17,… (attention, celle-ci se complique très vite !). Certaines sont devenues très célèbres comme celle de Fibonacci (5). Celle de Catalan s’écrit de la sorte : 1, 1, 2, 5, 14, 42, 132, 429, 1430, 4862, 16796, … etc. Les nombres sont notés respectivement C0, C1, C2,… Déterminer le lien qui unit les différents termes risquant de prendre pas mal de temps au lecteur non mathématicien, donnons directement la formule : Cn+1 = C0Cn + C1Cn-1 + …. + CnC0. Ou si l’on veut de manière plus harmonieuse :
Si cette suite mérite de prendre place au Panthéon des mathématiques, c’est parce qu’elle a la propriété de fournir les réponses à un nombre impressionnant de problèmes : plus de 200 selon Yvik Swan ! (6) Pour comprendre comment cela est possible et le type de problème que cette suite permet de résoudre, il faut partir des travaux de Catalan et de la question à laquelle il a cherché une réponse quand il a découvert sa suite : « combien y a-t-il de façons d’agencer n paires de parenthèses de façon à ce que chaque parenthèse ouverte ait à sa droite la parenthèse fermée correspondante ? » ou encore la question sur laquelle les mathématiciens Segner puis Euler s’étaient cassé les dents au XVIIIe siècle : combien existe-t-il de triangulations différentes d’un polygone plan convexe au moyen de diagonales qui ne se rencontrent pas en dehors des sommets ? Ou encore, c’est Catalan lui-même qui fait le lien : « de combien de manières peut-on effectuer un produit de n facteurs différents ? » (7) Enoncés différents d’un même problème.
La richesse de cette formule semble illimitée et elle est applicable à des problèmes combinatoires très différents. Dans son intervention de 2014, Yvik Swan applique ainsi la formule au calcul de la probabilité qu’un policier et un voleur se rencontrent dans une ville à quadrillage régulier ou le nombre de façons dont un joueur peut se retrouver avec zéro euro après avoir joué 2n fois !
On touche déjà ici au domaine des probabilités dans lequel excella aussi Catalan. Dès 1841, il démontre que si d’une urne contenant des boules noires et des blanches en quantités connues, on prélève au hasard un nombre quelconque de boules (on ne regarde pas leur couleur !) et qu’on les verse dans une nouvelle urne, la probabilité de tirer de cette nouvelle urne une boule blanche est la même que celle de tirer une boule blanche de la première urne dans sa composition initiale (8). Lors qu’il est à Liège, il reviendra sur ce problème essayant de généraliser son énoncé ; c’est alors qu’il propose que « la probabilité d’un événement futur ne change pas lorsque les causes dont il dépend subissent des modifications inconnues ». (9) Un énoncé universel dont il reconnaît lui-même que la démonstration n’est pas convaincante.
Les polyèdres de Catalan
Des polyèdres réguliers, les écoliers apprennent vite qu’il en existe cinq sortes, nommés d’après le nombre de leurs faces : tétraèdre, hexaèdre (un cube par exemple), octaèdre, dodécaèdre (12 faces) et icosaèdre (20 faces). Ils sont connus depuis des millénaires puisqu’on les appelle solides de Platon. Mais il y a aussi les polyèdres semi-réguliers. Ils ont des faces en forme de polygones réguliers et sont en général obtenus à partir des polyèdres réguliers en les tronquant (on ôte par exemple une petite pyramide à chaque sommet du polyèdre régulier de départ) ou les adoucissant (on écarte ses faces et on comble le trous avec des triangles équilatéraux). Il en existe 15 sortes et sont appelés solides d’Archimède.
Une dernière mise au point avant de revenir à Catalan. Les polyèdres réguliers peuvent être appariés de telle sorte qu’ils aient même nombre d’arrêtes et chacun autant de faces que l’autre a de sommets. On dit ainsi que le cube et l’octaèdre sont appariés, comme le sont le dodécaèdre et l’icosaèdre ; les tétraèdres eux, sont appariés à eux-mêmes car ils ont autant de sommets que de faces. Les mathématiciens n’ont pas tardé à montrer que lorsque deux polyèdre sont appariés, chacun est le dual de l’autre (10). Du moins en ce qui concerne les réguliers. Qu’en est-il pour les semi-réguliers, ceux d’Archimède ? C’est ici qu’intervient Catalan : sa contribution la plus notoire en géométrie est sans aucun doute l’étude des polyèdres duaux des solides d’Archimède. Catalan va les dessiner (plus tard, il les réalisera en 3D !) dans un mémoire (11) destiné d’abord à l’Académie des sciences.
C’est elle, en effet, qui en 1859, avait mis en concours, pour 1861, la question suivante : « Perfectionner, en quelque point important, la théorie géométrique des polyèdres ». Avec à la clé un prix de 3.000 francs pour le meilleur travail. Catalan y expose sa solution pour les polyèdres duaux des polyèdres d’Archimède et attend. Mais le Jury tergiverse, reconnaît que son mémoire est le meilleur mais lui propose la moitié du prix puis décide finalement de ne rien attribuer.
Pourtant, comme l’écrit François Jongmans, « Il ne paraît pas exagéré de conclure que le Mémoire sur la théorie des polyèdres est, en géométrie combinatoire, un des premiers édifices complètement charpentés, et le premier de cette ampleur. » (12) C’est finalement l’Ecole Polytechnique (et non l’Académie) qui publiera le mémoire en 1865.
Références scientifiques
(1) Les amateurs trouveront 504 références consultables sur ORBI.
(2) François Jongmans, Eugène Catalan, Géomètre sans patrie - Républicain sans république, Société Belge des Professeurs de Mathématique d’expression française, Mons, 1996.
(3) Paris, Nouvelles annales de mathématiques, I, 1 (1842), p.520.
(4) Berlin, Journal für die reine und angewandte Mathematik, 27 (1844), p. 192.
(5) Chaque terme de la suite est la somme des deux termes qui le précèdent : 0, 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, … etc.
(6) Nombres de Catalan : alcool, ruine et probabilités, Yvik Swan, intervention lors du colloque qui s’est tenu à l’Université de Liège le 15 octobre 2014 à l’occasion du bicentenaire de Catalan.
(7) Lire l’article : http://orbi.ulg.ac.be/bitstream/2268/194322/1/Catalan187.pdf
(8) Lire l’article : http://orbi.ulg.ac.be/bitstream/2268/194330/1/Catalan195.pdf
(9) Lire l’article : http://orbi.ulg.ac.be/bitstream/2268/193575/1/Catalan077.pdf
(10) Un polyèdre (P*) est dit dual (combinatoire) d'un polyèdre (P) s'il existe deux bijections de l'ensemble des sommets de l'un vers l'ensemble des faces de l'autre telles que deux sommets reliés par une arête de l'un aient pour images deux faces adjacentes de l'autre. (P*) a donc autant d'arêtes que (P) et les nombres de sommets et de faces s'échangent. Et comme un dessin vaut mieux qu’une définition, voici en rouge le polyèdre dual du cube, à savoir un octaèdre puisque les deux sont appariés !
(11) Mémoire sur la Théorie des polyèdres. Journal de l’Ecole polytechnique, 41e cahier, pp. 1-71 + 7 planches, 1865. Et toutes les planches : http://orbi.ulg.ac.be/bitstream/2268/194785/2/Catalan221b.pdf
(12) Jongmans, p. 186.