Université de Liège - bicentenaire

Le long périple des 1001 Nuits

C’est à Victor Chauvin qu’on doit une part de nos connaissances sur les contes des Mille et Une Nuits. Ou quand la réalité rejoint la fiction…

L’originalité du recueil des Mille et Une Nuits tient dans son conte cadre. Pour éviter d’être mise à mort par son royal époux, la princesse Shéhérazade raconte tous les soirs un extrait d’une histoire passionnante sans en divulguer la fin. Une structure narrative qui correspond à la technique de l’enchâssement. À l’intérieur du conte s’ajoutent d’autres contes au sein desquels s’en greffent d’autres, et ainsi de suite, permettant au conteur de descendre et de remonter inlassablement dans les différents niveaux de l’histoire. Une première caractéristique qui prête une grande adaptabilité aux Mille et Une Nuits. Il est facile d’ajouter au fil des siècles autant de contes qu’on le souhaite. La deuxième particularité est qu’il s’agit d’une littérature populaire. « Ses auteurs sont anonymes, et il n’en existe pas de version officielle, explique Frédéric Bauden. Les manuscrits sont rares et la transmission des contes se fait plutôt oralement. Ce que nous savons, c’est que les contes qui constituent le socle de ce recueil sont originaires de l’Inde. Ils sont assez rapidement traduits en vieux perse sous le titre « 1000 contes ». Au VIIe siècle, l’Empire musulman est en pleine expansion. À l’est, il conquiert la Perse. »

Des premières versions arabes germent alors dans l’Est de l’Empire et y rencontrent un grand succès. Pour autant, le style littéraire n’a rien de particulier et est mal considéré par l’élite. L’œuvre est destinée au peuple et continue d’évoluer sans que les intellectuels du monde arabe n’y accordent grande importance. Le recueil s’étoffe à mesure qu’il migre vers l’Ouest, passant par Bagdad, l’Egypte et la Syrie. Au cours de son voyage, il troque le titre de Mille Contes contre celui d’aujourd’hui. « Au XVIe siècle, de nombreux textes ont été ajoutés à l’histoire de base et l’Occident n’en a toujours pas connaissance, raconte l’orientaliste. Ce n’est qu’à la fin du XVIIe siècle qu’Antoine Galland, orientaliste chargé de débusquer manuscrits, monnaies et médailles pour les collections de Louis XIV, ramène de ses voyages trois volumes d’un manuscrit contenant le début du recueil. En 1704, il traduit et adapte les premières pages. Il s’assure de transmettre le style oriental pour satisfaire le besoin d’exotisme du lectorat français, mais gomme certains passages. » La trame de fond est respectée, mais l’interprétation libre frôle l’œuvre d’auteur davantage que celle de traducteur.

De la France à l’Orient

Le succès est immédiat. Antoine Galland séduit un vaste lectorat et touche la gent féminine de la noblesse. Dans les salons, il fréquente les favorites de Louis XIV. Une aura nouvelle qui lui ouvre la voie au collège royal, où il enseigne l’arabe à partir de 1709. En 1708 pourtant, le philologue est plongé dans l’embarras. Il est arrivé au terme du manuscrit et n’a plus rien à traduire, alors que la fin lui manque. « Il cherche la suite en vain, raconte Frédéric Bauden. Pour son esprit cartésien, Mille et Une Nuits signifie «  1001 Nuits ». Mais dans l’esprit oriental, 1001 signifie « beaucoup ». Il n’y a jamais eu 1001 nuits. Une fin manquait certainement, parce que son manuscrit finit abruptement. Mais elle arrivait au terme de quelques centaines de nuits. » Au cours de l’hiver 1709 arrive à Paris Hanna Diyab, un jeune Syrien de confession syriaque et originaire d’Alep. « L'hiver cette année-là est particulièrement froid. Les arbres se fendent, on patine sur la Seine et la mer gèle à Marseille. C’est dans ce contexte peu clément qu’Hanna Diyab rencontre Antoine Galland, qui lui fait part de ses déboires. Hanna peut lui venir en aide. Il connaît d’autres contes. Une petite vingtaine. Ils ne font pas partie du recueil, mais ce sont des contes orientaux. » Galland y voit une belle opportunité. Un moment de répit, alors qu’il missionne d’autres orientalistes à la recherche des volumes perdus. La plupart de ces contes, Hanna Diyab les raconte oralement, à l’exception d’un seul, qu’il transcrit lui-même. Ce conte, c’est Aladin et la lampe merveilleuse. Pour les autres, Galland attrape les trames à la volée et les résume dans son journal à mesure que le jeune Syrien les lui transmet. Parmi ces récits se trouve un autre conte aujourd’hui célèbre, celui d’Ali Baba et les quarante voleurs.

« Cette matière permet à Antoine Galland de poursuivre son histoire jusqu’à ce qu’il décède, relate Frédéric Bauden. À sa mort, le conte n’a toujours pas de fin. D’autres orientalistes vont la chercher sans ne jamais la trouver. La raison est simple: elle n’existe pas. Ou en tout cas, elle n’existe plus. Le manuscrit que Galland a trouvé remonte au XVe siècle. C’est à la fois le plus vieux et le plus complet qui existe. Avant cette date, nous n’avons que très peu de traces des Mille et Une Nuits, hormis des mentions et une page de couverture remontant au IXe siècle. » Toujours est-il que la demande est forte. À cette demande, quelqu’un finit par fournir une offre. C’est en Egypte qu’est produite une version complète du recueil. « On lui ajoute d’autres contes, vers, récits, etc. Et pour satisfaire la demande occidentale, il est divisé en 1001 nuits. La fin du manuscrit ramené par Galland, elle, ne sera jamais retrouvée. Ce n’est donc qu’à partir du XVIIIe siècle que l’on trouve des versions complètes des Mille et une Nuits, dans lesquels ont été intégrés les récits d’Aladin ou d’Ali Baba. Il est d’ailleurs remarquable qu’il n’existe aucun manuscrit connu de ces deux célèbres histoires dans le monde musulman antérieur à la traduction de Galland. Les versions arabes d’Aladin et d’Ali Baba sont en réalité des traductions du texte de l’orientaliste français. » Une fois imprimée, cette version des Mille et Une Nuits l’emporte sur les autres. Ce n’est qu’au cours du XIXe siècle que des chercheurs découvrent les journaux dans lesquels Antoine Galland a noté les résumés des récits d’Hanna Diyab. Ils comprennent alors la provenance des contes qui ne figurent pas dans le manuscrit  et mesurent à quel point la version connue du recueil a été recousue par un orientaliste occidental.

Un texte rédigé par Philippe Lecrenier


Victor Chauvin