Université de Liège - bicentenaire

Marie Delcourt

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Spécialiste de l’Antiquité et de la Renaissance, on lui doit de grandes traductions (Utopie de Thomas More, les tragédies d’Euripide, la correspondance d'Erasme, ...), des biographies (Eschyle, Erasme, ...) et des ouvrages sur la religion et les mythes des Grecs (Œdipe, Hermaphrodite, Héphaïstos…).

Lire la biographie complète de Marie Delcourt

Mettre en évidence une publication de Marie Delcourt est un défi que, d’emblée, on sait perdu. D’abord, à cause du nombre de ses publications – plusieurs centaines- jamais encore recensées de manière exhaustive d’ailleurs. Ensuite, à cause de la diversité de ses centres d’intérêt : elle fut historienne autant que philologue classique, spécialiste de la religion et des mythes grecs autant que de l’humanisme, chroniqueuse de presse autant qu’auteure de nouvelles ou de poèmes… et même d’un livre de cuisine ! « Cependant, précise Vinciane Pirenne, Professeure au Collège de France et à l’Université de Liège, on peut dire que Marie Delcourt a excellé dans trois genres, la biographie et la traduction, cela aussi bien pour l’Antiquité que pour le XVIe siècle, et les études sur les représentations religieuses des Grecs. »

Relire les mythes grecs

Même si elle force les portes de l’université par le biais d’un enseignement de l’histoire de l’humanisme, Marie Delcourt est d’abord une philologue classique. C’est sa formation première, qu’elle complète à Paris puis par des voyages en Italie et en Grèce ; c’est le grec qu’elle enseigne à ses élèves de l’ « Institut supérieur des Demoiselles » de Liège. Si l’on veut résumer son apport dans ce domaine, on peut sans doute mettre en évidence deux axes de recherche : la littérature grecque bien sûr – n’est-elle pas philologue ?- mais aussi la religion et les mythes grecs.

« Si l’on s’arrête tout d’abord à ses études sur les mythes, explique Vinciane Pirenne, il est permis de dire qu’elle a fait œuvre de pionnière en convoquant dans ses études une certaine approche psychanalytique mais modérée, critique par rapport à cet outil. Ce qui dans le milieu de la philologie classique de l’époque lui a valu bien des sarcasmes. »

Son ouvrage sur Œdipe (1) est assez emblématique de cette manière de procéder. L’histoire d’Œdipe est composée de six épisodes qui s’inscrivent dans des légendes différentes et se fondent sur l’œuvre de Sophocle ou d’autres poètes par lesquels le mythe nous a été transmis. Dans son ouvrage, Marie Delcourt examine les six thèmes qui composent la légende d’Œdipe (l’enfant exposé, le meurtre du père, la victoire sur la sphinx, l’énigme, le mariage de la princesse, l’union avec la mère) les présentant comme illustrant chacun la passation du pouvoir du père au fils. Il s’agit donc d’anciens rites de succession rassemblés en une histoire unique par le talent des poètes. Ce que le profane retient sans doute avant tout du mythe ancien est l’inceste et l’interprétation de Freud. Marie Delcourt n’esquive pas ce moment, mais elle conteste l’interprétation de Freud. « On sait quelle fortune la psychanalyse a faite à ces vers », écrit-elle dans son livre (2). « Aux yeux de Freud, ‘le mythe du roi Œdipe qui tue son père et prend sa mère pour femme est une manifestation un peu modifiée du désir infantile contre lequel se dresse plus tard, pour le repousser, la barrière de l’inceste’. De plus, l’étrange affirmation de Jocaste est bien faite pour intéresser un médecin qui voit dans le rêve le refuge où les sentiments censurés peuvent enfin s’épanouir à l’aise. (…) Mais ce vers n’a point le sens qu’on a voulu lui donner. Ou plutôt, il fait allusion à tout autre chose qu’à l’explosion nocturne de tendances qu’effarouche le grand jour. (…) L’union avec la mère, il est possible qu’elle soit parfois objet de désir. Mais ce qui est certain, c’est que, réalisée, rêvée ou simplement déclarée, elle équivaut à une hiérogamie qui symbolise la prise de possession du sol. »

Marie Delcourt analyse les mythes avec tous les instruments à sa disposition, aussi bien une philologie rigoureuse que l’étude de sources diverses, l’examen des contextes sociaux, etc. « Elle anticipe en quelque sorte certains aspects de l’approche structurale de Claude Lévi-Strauss, explique Vinciane Pirenne. Il y a déjà la volonté chez Marie Delcourt de découvrir ce que Lévi-Strauss appellera plus tard des mythèmes, c’est-à-dire des motifs qui sont relativement récurrents dans les récits. C’est une démarche remarquable à l’époque. C’est donc une œuvre qui garde toute sa pertinence même s’il faut l’aborder, comme toute œuvre des années 1940, avec la distance nécessaire et en convoquant des instruments d’analyse plus récents. »

Les dieux ne sont pas interchangeables

Pour Vinciane Pirenne, Marie Delcourt avait une connaissance tout à fait exceptionnelle des représentations religieuses des Grecs. « Ce qui reste pertinent et continue de nous parler, ajoute-t-elle, c’est son intuition selon laquelle les dieux ne sont pas interchangeables. Pendant pas mal de temps, les modernes ont considéré la religion grecque comme un simple polythéisme foisonnant, un peu déconsidéré car le filtre d’analyse restait très christianocentré. On ne comprenait pas très bien pourquoi les Grecs, qui avaient inventé la philosophie, l’histoire, les mathématiques, l’astronomie, restaient ‘aussi peu évolués’ dans leur approche du monde des dieux alors que le monothéisme était censé satisfaire à toutes les exigences de modernité et de progrès. Mais pas Marie Delcourt qui prenait les dieux grecs très au sérieux ! Elle parlait de l’être profond d’un dieu qui en était la spécificité. Je n’utiliserais plus ces termes aujourd’hui car il y a là une forme d’essentialisation qui n’est pas très efficace comme outil de travail. Mais qu’il faille prendre les Grecs au sérieux quand ils honorent une pluralité de dieux et que ces dieux ne soient pas interchangeables, elle l’avait déjà pressenti. » Une telle conception, un tel ‘sérieux’ comme le dit Vinciane Pirenne, ne fait certes pas l’unanimité dans les écoles de philologie de l’époque. Mais Marie Delcourt tient à sa méthode comme elle le rappelle à André Motte, professeur émérite d’histoire de la philosophie de l’Antiquité à l’Université de Liège, dans une lettre qu’elle lui adresse en 1973 : « Quelque chose de nouveau a commencé quand la raison a considéré comme des objets dignes d’elle les produits de l’imagination, ne les prenant plus pour des lubies gratuites, mais pour des faits significatifs, qui méritaient qu’elle leur appliquât ses rigoureuses méthodes » (3).
L’oracle de Delphes (4) montre bien comment Marie Delcourt entend décloisonner le phénomène religieux et en explorer les composantes diverses. L’auteur analyse en effet tout d’abord le site dans ses aspects les plus matériels : l’environnement, les objets du culte, les divers intervenants, la forme des messages, etc. faisant remarquer qu’on ignore comment la question était posée à la pythie et la forme exacte de la réponse de celle-ci ! Ce que nous en ont transmis Hérodote et Plutarque est sans doute loin de la réalité. Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Marie Delcourt montre bien que la pythie ne semble guère prophétiser, mais bien conseiller, généralement sous forme de devinettes. Par sa voix, Apollon dit quelle divinité a été offensée et comment réparer l’offense. L’occasion pour l’auteur, dans la troisième partie de son livre, de s’interroger sur le rôle ‘divin’ de Delphes : n’est-ce pas là, dans la faille du rocher appelée ‘Bouche de la Terre’ d’où sort l’oracle, qu’il faut voir le lieu et le symbole d’une communication avec l’au-delà, avec Dieu : « La Bouche de la Terre n’était qu’une crevasse sans importance : ce qui compte, c’est l’idée qu’on s’en est faite. La substance des réponses de la pythie lui était le plus souvent apportée par les consultants eux-mêmes. Mais, dans l’imagination de tout un peuple, cet entretien entre un dieu et les hommes a pris une signification précise et complexe qui agit ensuite sur les croyances. » (5)

Traduire pour faire comprendre

La traductrice, quant à elle, se révèle dans la version que Marie Delcourt donne des tragédies d’Euripide (6), publiée dans la Bibliothèque de la Pléiade : « sa traduction reste magnifique, s’exclame Vinciane Pirenne, relativement libre dans le rendu des textes, mais très belle ». Mais aussi bien sûr dans la traduction de la correspondance d’Erasme (7). Dans un cas comme dans l’autre, la philologue se révèle au sommet de sa science. Mais elle met celle-ci au service du lecteur. « Elle traduit pour que tout le monde comprenne, fait remarquer Franz Bierlaire, Professeur émérite d’histoire de l’humanisme à l’Université de Liège. Son souci de vulgarisation est permanent : donner à lire et donner à comprendre. » Comment y parvient-elle ? Sans doute parce qu’elle a une connaissance fine de la société dans laquelle les œuvres ont été produites, mais aussi, de la société dans laquelle elle vit. Les mots ne peuvent être sortis de leur contexte de production comme de réception et elle s’interroge souvent longuement sur leur sens : un ‘atrium’ désigne-t-il la même chose pour l’auteur latin et pour celui qui lit le mot aujourd’hui ? Le choix du mot juste : un problème sur lequel elle revient fréquemment dans la correspondance fabuleuse qu’elle entretient lors de l’édition de la correspondance d’Erasme.

« La traduction et l’édition de la correspondance d’Erasme reste pour moi un monument », explique Franz Bierlaire. Elle n’a pas tout traduit elle-même (essentiellement le volume 1, le 3, le 10 et le dernier, le 11), mais elle a tout relu, annoté au même titre qu’Alois Gerlo, le directeur de l’édition. Entre ce dernier et Marie Delcourt, s’instaure dès l’entame du projet en 1964 une correspondance extraordinaire –ils échangeront 234 lettres et documents !- qui ne s’éteindra qu’avec son décès en 1979 (8). Elle y fait part de ses difficultés à traduire telle ou telle expression, de ses doutes souvent tranchés par un Ut dicunt (comme on dit !)… auquel Erasme lui-même ne répugnait pas.

La traduction des textes d’Euripide pose un autre problème : comment traduire des textes poétiques ? Peut-on se permettre de ne pas recréer un rythme ? S’essayer à une traduction en vers rimés ? Marie Delcourt s’en garde bien et retient la solution de la prose disposée selon le texte original tout en ayant soin de créer le rythme par des répétitions adroites de mots. « Elle trouve (la beauté du style) en serrant la pensée, en transposant celle-ci avec le maximum d’économie et de rigueur, en redoutant par dessus tout qu’une phrase claire en grec ne soit pas, dès la première lecture, claire en français. » (9)

Erasme, Eschyle, Euripide et les autres…

Spécialiste de la religion et des mythes grecs, philologue-traductrice, Marie Delcourt était aussi une biographe de talent même si ce talent caractérise surtout ses travaux sur l’Antiquité. « Il est vrai que de ses recherches sur l’humanisme n’émerge qu’une biographie, celle d’Erasme (10), précise Franz Bierlaire. Et il s’agit davantage d’un recueil d’études sur Erasme et Thomas More, car les deux amis sont pour elle indissociables, qu’une biographie au sens classique du terme. Mais elle y excelle à peindre un portrait psychologique de ses personnages à partir de leurs écrits. J’en retiens particulièrement ses passages sur la gaieté d’Erasme que, par ailleurs, elle trouve insupportable à la fin de sa vie ! »

Cette clarté du propos, ce souci de pédagogie se retrouvent évidemment dans les biographies de Périclès ou Euripide par exemple… qui n’ont pas manqué d’indisposer certains à son époque : presque pas de notes savantes en bas de page, de références réservées aux spécialistes, de parenthèses entrecoupant le texte. « Ce ne sont pas des livres à consulter, mais des livres à lire », selon l’hommage rendu par le professeur Jules Labarbe (11). Elle n’hésite pas, par exemple, à imaginer (en le signalant bien sûr) des dialogues fictifs, faisant ainsi dialoguer Euripide et un vieil Athénien ; elle n’hésite pas non plus à imaginer des scènes de vie, à camper des décors. On sent qu’à chaque instant, elle s’est amusée à écrire ces vies et qu’elle prend plaisir à les ressusciter pour nous.

Un texte rédigé par Henri Dupuis


Références scientifiques

(1) Œdipe ou la légende du conquérant, Paris-Liège, Droz-Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège, 1944.
(2)Ibidem, p 192-193.
Les vers auxquels Marie Delcourt fait allusion sont ceux que Sophocle met dans la bouche de Jocaste, s’adressant à son fils Œdipe : « Ah, que nulle crainte ne te vienne des noces avec ta mère. Bien des hommes en songe également, se sont unis à leur mère. Celui qui considère cela comme sans importance est aussi celui qui supporte la vie le plus aisément. » (Œdipe Roi, 977 sq.)
(3) Allocution du professeur André Motte prononcée le 17 mars 1989 dans le cadre d’un colloque organisé lors du dixième anniversaire de la mort de Marie Delcourt.
(4) L’oracle de Delphes, Paris, Payot,1955.
(5) Ibidem, p 230
(6) Euripide, théâtre complet, Paris, NRF, Bibliothèque de la Pléiade, 1962.
(7) Correspondance d’Erasme, Tomes 1 à 11, sous la direction de A. Gerlo ; Bruxelles, Presses Académiques Européennes et University Press, 1967 à 1982.
(8) D'une correspondance, l'autre. Lettres de Marie Delcourt et d'Aloïs Gerlo traducteurs de l'Opus epistolarum d'Erasme (1964-1979), sous la direction de Marie Theunissen-Faider, Paris, Droz, 2012.
(9) Marie Delcourt et l’Antiquité, par Jules Labarbe, in Hommage à Marie Delcourt, Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège, 1983, p 12.
(10) Erasme, Bruxelles, Libris, 1944.
(11) Marie Delcourt et l’Antiquité, par Jules Labarbe, in Hommage à Marie Delcourt, Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège, 1983, p 8.

Même si la recension complète des écrits de Marie Delcourt reste à faire, on lira cependant avec profit : L. GRAAS-HOISNARD, Marie Delcourt. « Un esprit libre dans un corps entravé », tirage à part de la Revue culturelle « Galerie », 2003, p. 26-36.

Marie Delcourt

Marie Delcourt nait le 18 novembre 1891 à Ixelles. Docteur en Philologie classique, elle devient, en 1929, la première femme chargée de cours à l’Université de Liège en y créant le cours d’histoire de l’humanisme. En 1932, elle épouse l’écrivain Alexis Curvers. Spécialiste de l’Antiquité et de la Renaissance, on lui doit de grandes traductions (l'Utopie de Thomas Moore, les tragédies d’Euripide, la correspondance d'Erasme, ...), des biographies (Eschyle, Erasme, ...) et des ouvrages sur la religion et les mythes des Grecs (Œdipe, Hermaphrodite, Héphaïstos…). Elle décède à Liège le 11 février 1979.

Franz Bierlaire

Historien de l'époque moderne, Franz Bierlaire est, depuis 2009, professeur émérite de l'Université de Liège et chargé de cours honoraire de l'Université Libre de Bruxelles. Ses travaux portent sur l'histoire de l'humanisme (Erasme et l'érasmisme), le livre (colloques scolaires, civilités puériles) et l'enfance à l'époque de la Renaissance. Il fut le titulaire, pendant plus de trente ans, du cours créé en 1929 par Marie Delcourt.

Vinciane Pirenne-Delforge

Vinciane Pirenne-Delforge est historienne, docteur en philosophie et lettres et agrégée de l’enseignement supérieur. Ses principaux champs d’investigation sont la religion grecque antique et le fonctionnement des systèmes polythéistes, de même que l’historiographie des religions. Elle est l’auteur de nombreux articles sur les cultes et les mythes grecs. Elle est l’éditeur scientifique de la revue Kernos, la seule revue scientifique et internationale sur ces thèmes. En novembre 2016, Vinciane Pirenne a été élue à la nouvelle chaire du Collège de France intitulée “Religion, histoire et société dans le monde grec antique”. Une véritable consécration dans une carrière menée au FNRS et à l’Université de Liège.

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