Université de Liège - bicentenaire

Gilbert De Landsheere

La pédagogie à la lumière de la science

Très critique quant à la manière dont les enseignants étaient formés, le professeur Gilbert De Landsheere fut, à partir de 1960, un des pionniers de la pédagogie expérimentale dans les pays francophones.

Le professeur Gilbert De Landsheere fut un spécialiste de renommée internationale dans la sphère de la pédagogie expérimentale. Lorsqu'il décéda en 2001, à l'âge de 79 ans, il laissa un héritage scientifique qui demeure très actuel. C'est que le chercheur était doté de capacités d'anticipation assez remarquables. Son collègue britannique T. Neville Postlethwaite le présente d'ailleurs comme un visionnaire quand il écrit à son propos : « Gilbert De Landsheere a toujours eu un sixième sens pour deviner ce qui comptera demain dans le domaine de l'éducation. »

Son parcours fut atypique. Comme le rappelle Dominique Lafontaine, présidente, à l'Université de Liège, du Département des sciences de l'éducation et de l'Unité de recherche Évaluation et qualité de l'éducation (EQUALE), il accomplit d'abord des études d'instituteur primaire, puis un régendat et une licence en philologie germanique, avant d'étudier les sciences de l'éducation à l'Univeristé de Liège. Cette dernière initiative était le fruit d'une conviction qu'il s'était forgée au cours de ses formations antérieures, dont il avait pu mesurer les limites. « Il avait un regard très critique sur la formation des enseignants, rapporte Dominique Lafontaine. Il jugeait en effet qu'elle relevait d'une sorte d'endoctrinement idéologique au cours duquel on leur donnait des trucs et ficelles. De son côté, il militait pour une formation plus scientifique s'appuyant sur des résultats de recherches et ayant un caractère universitaire. »

Au terme de ses études, Gilbert De Landsheere avait obtenu une bourse qui lui permit de se rendre aux États-Unis pour y visiter plusieurs laboratoires de recherche dans le domaine des sciences de l'éducation. À l'époque, à la fin des années 1950, celles-ci n'avaient pas encore véritablement gagné leur autonomie par rapport aux disciplines auxquelles elles étaient associées - selon les pays, la psychologie (c'était le cas en Belgique), la sociologie ou la philosophie. La situation était toutefois différente aux États-Unis : la rigueur scientifique y était de mise dans l'éducation scolaire et, de ce fait, la pédagogie s'abreuvait d'expériences menées en laboratoire et sur le terrain (dans les classes).

Laboratoire de pédagogie expérimentale

En 1960, Gilbert De Landsheere obtient son doctorat en sciences de l'éducation et est nommé professeur de pédagogie expérimentale à l'Institut de psychologie et des sciences de l'éducation de l'Université de Liège. Armé de ses convictions, que son voyage outre-Atlantique n'ont fait qu'affermir, il crée à Liège, dès 1992, un centre de recherche qu'il baptise Laboratoire de pédagogie expérimentale. Le nouveau-né peine néanmoins à trouver une véritable assise institutionnelle, mais à force d'acharnement et de patience, son fondateur en fera rapidement l'un des centres de recherche en sciences de l'éducation les plus réputés du monde francophone.

« Convaincu de la nécessité d'asseoir scientifiquement les pratiques d'enseignement, il veut rompre avec les positions idéologiques qui pullulent à l'époque et qui guident l'action dans le domaine pédagogique, souligne la professeure Lafontaine. Il adopte alors une approche quantitative et behavioriste. » D'aucuns ne tardent pas à le qualifier ironiquement de positiviste dépassé ou de behavioriste étroit. En fait, il se sert de l'analyse quantitative comme d'un garde-fou contre les approches idéologiques. Cependant, après quelques années d'ostracisme, le pluralisme épistémologique se verra ouvrir les portes de son laboratoire. Gilbert De Landsheere écrira : « La maturité venant, nous avons pu accorder à l'approche qualitative la place qui lui revient. » Ou encore : « J'ai toujours admis que mes collaborateurs prennent des positions divergentes par rapport aux miennes. Mais à deux conditions : qu'ils restent au service de l'éducation et qu'ils soient rigoureux dans leur option. »

Nonobstant, il ne faut pas se tromper sur la nature du terme « expérimental » quand on se réfère au laboratoire fondé par le professeur De Landsheere. Par manque de financements publics, ce centre de recherche eut très peu l'occasion de réaliser des expériences pédagogiques dans des conditions de laboratoire. Les financements étaient préférentiellement réservés (et le sont toujours) aux enquêtes à large échelle ou au développement d'outils ou de dispositifs au service des enseignants. « Gilbert De Landsheere n'en était pas frustré, bien qu'il eût souhaité pouvoir effectuer régulièrement des recherches de type expérimental, indique Dominique Lafontaine. En réalité, il était très habité par le modèle de la médecine. Peut-être même aurait-il aimé être médecin... Le fait est que les recherches quantitatives qu'il effectuait avec ses collaborateurs en milieu naturel étaient assez similaires, comme le sont aujourd'hui les enquêtes PISA (Programme for International Student Assessment – ensemble d’études menées par l’OCDE qui visent à mesurer les performances des systèmes éducatifs), à des enquêtes épidémiologiques. »

Soucieux de l’équité éducative et de la formation des enseignants, Gilbert De Landsheere a joué un rôle de premier plan – tant au niveau belge qu’international –dans la réflexion sur la qualité et l’équité des systèmes éducatifs.

Trois piliers

Son principal objectif était que les pratiques d'enseignement et la pédagogie dans les classes s'appuient davantage sur des résultats de recherches, mais sans nécessairement que son laboratoire s'acquitte lui-même de ces dernières. Plus globalement, ses travaux reposaient sur trois piliers. Primo, il aspirait à ce que la formation des enseignants se fonde sur les résultats de recherches scientifiques et soit de niveau universitaire. Secundo, il voulait que son laboratoire soit ouvert aux débats d'idées. Enfin, il attachait une grande importance au concept d'évaluation du système éducatif. Pour preuve, son livre Évaluation continue et examens. Précis de docimologie(1), publié chez Labor en 1992, où il met notamment en exergue la subjectivité pouvant intervenir dans la construction et la notation des examens. Il y faisait également état des balises que la recherche scientifique permet de poser pour améliorer la situation. De surcroît, le professeur De Landsheere fut l'un des pères fondateurs de l'Association internationale pour l'évaluation du rendement scolaire (IEA), dont le siège social fut initialement implanté à Liège, et l'un des pionniers des premières études comparatives internationales.

Selon Dominique Lafontaine, l'homme était d'un optimisme à toute épreuve. « Sa confiance dans les résultats scientifiques et les évidences qui s'en dégageaient était telle qu'il sous-estimait les obstacles à franchir sur le terrain, dit-elle. Ainsi, il était persuadé que les examens allaient disparaître au profit d'une évaluation continue des progrès de l'élève. C'était négliger qu'une série d'acteurs de terrain (les enseignants et les parents) restaient très attachés aux examens, à la note. »

Gilbert De Landsheere adhérait également sans réserve aux idées du pédagogue américain Benjamin Bloom, lequel revendiquait que chaque élève est à même d'acquérir un ensemble de savoirs jugés fondamentaux à condition d'y mettre le temps et les moyens. La plupart des pédagogues continuent à se ranger derrière ce postulat d'éducabilité qui, comme le conçoit Dominique Lafontaine, est au moins « une utopie qui guide les pratiques pédagogiques ».

Le « patron »

Gilbert De Landsheere était hostile à la scission traditionnelle entre les recherches fondamentale et appliquée. Il disait en substance : « Celui qui cherche en espérant que ses découvertes éventuelles ne serviront à rien n'est pas un chercheur, mais un poète. » Peut-être, si l'on veut y voir malice, cette opinion tranchée était-elle la résultante de la quasi-impossibilité dans laquelle il s'était trouvé, par manque de soutien financier, de mener des recherches fondamentales au sein de son laboratoire.

Il publia donc peu d'articles issus de telles recherches, ce qui constituerait assurément un handicap de nos jours. En revanche, ses contributions plus « pratiques », nourries des résultats des recherches les plus pointues réalisées outre-Atlantique, furent très appréciées. Il rédigea en particulier de nombreux ouvrages de vulgarisation qui établirent un pont entre le monde anglo-saxon et le monde francophone. Selon l'expression de Dominique Lafontaine, il fut un « passeur ».

Pour mener à bien ses travaux, il entretint des collaborations suivies avec d'autres chercheurs de renommée internationale, notamment dans le cadre des études de l'IEA. Sa parfaite connaissance de l'anglais et de l'allemand lui permit d'écrire des articles dans ces deux langues. Il se démarquait ainsi de la plupart de ses collègues francophones dans le domaine des sciences de l'éducation. Sortir du confinement linguistique dans lequel ils étaient enfermés facilita son accession à une renommée internationale.

De nombreuses distinctions scientifiques et honorifiques lui furent décernées. La plus prestigieuse fut sans doute le prix Vasconcelos, du Conseil culturel mondial, qui lui fut remis à Mexico en 1988. « Comme il n'y a pas de prix Nobel en sciences de l'éducation, ce prix est considéré comme l'équivalent du prix Nobel, relate la professeure Lafontaine. Le prix Vasconcelos n'a jamais couronné que de très grandes figures de notre discipline. »

1988. Gilbert De Landsheere reçoit le Prix José Vasconcelos, considéré comme un prix Nobel dans le domaine de l’éducation. Les prix du Conseil Culturel Mondial jouissent d'une très grande réputation et sont considérés parmi les distinctions les plus prestigieuses qu'une personnalité puisse recevoir.

Et l'homme ? Optimiste, élégant, d'un profond sens de l'humanité, amoureux de la vie et des arts, doté du sens de l'humour. Au sein de son équipe, qui compta une soixantaine de personnes en ses plus beaux jours, il était appelé « patron », avec un respect mêlé d'affection. Tolérant et adepte du dialogue, il était aussi très exigeant, car il avait des attentes élevées. Ses exigences avaient trait tant au fond qu'à la forme. Après avoir passé lui-même un temps considérable à améliorer le style de ses collaborateurs, il finit par recruter Dominique Lafontaine, romaniste de formation, pour s'acquitter de cette tâche. C'est ainsi que commença la carrière de la directrice du service qui descend en droite ligne du Laboratoire de pédagogie expérimentale...

« Gilbert De Landsheere n'hésitait pas à confier rapidement des tâches importantes aux nouveaux collaborateurs de son service pour qu'ils puissent faire leurs preuves », précise-t-elle encore. Et d'ajouter : « L'ambiance qui régnait dans son équipe était assez extraordinaire, d'autant qu'il avait le sens de la fête. »

En 1988, ses anciens collaborateurs ont rédigé un ouvrage en son honneur : L'art et la science de l'enseignement, titre où l'allusion à la médecine, science et art de guérir, fait écho sa conception des sciences de l'éducation.

Un texte rédigé par Philippe Lambert


Références scientifiques

(1) De Landsheere G., Évaluation continue et examens. Précis de docimologie, Labor, 1952.

Gilbert De Landsheere

Gilbert De Landsheere a connu tous les niveaux d'études puisqu'il a été instituteur, avant d'être régent en langues germaniques puis licencié en langues germaniques. A 35 ans, il fréquente à nouveau les auditoires de l'Université de Liège pour y suivre des études en sciences de l'éducation. En 1958, l'Université de Liège l'envoie au Katanga pour créer un enseignement expérimental qui devait préparer à l'indépendance du Congo. «J'ai vécu en brousse, se rappelle-t-il avec émotion, l'Afrique a été pour moi une révélation... Au total, j'ai enseigné dans cinquante-deux pays différents! ». En 1960, Gilbert De Landsheere devient Professeur de pédagogie expérimentale à l’Institut de Psychologie et des Sciences de l’Education où il fera toute sa carrière académique. Deux ans plus tard, il jette les bases d’un centre de recherches – le Laboratoire de Pédagogie expérimentale – dont il a avait puisé la modèle lors d’un voyage au Etats-Unis. « J'ai eu une chance exceptionnelle! J'ai obtenu une bourse me permettant d'aller aux Etats-Unis pour visiter les laboratoires de pédagogie que je voulais. Ce fut une révélation au monde nouveau. ». Pendant trente ans, il s'est préoccupé d'évaluation du rendement des systèmes scolaires, entre autres au sein de l'Association internationale pour l'évaluation du rendement scolaire. Ses travaux sont récompensés en 1988, lorsqu’il se voit attribuer le prix Vasconcelos, considéré comme l’équivalent d’un prix Nobel en Sciences de l’Education. Gilbert De Landsheere s’éteint en 2001 à l’âge de 80 ans.

Dominique Lafontaine

Dominique Lafontaine est professeure ordinaire à la Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Education dont elle préside le Département en Sciences de l’Education et l’unité de recherche EQUALE (Evaluation et qualité de l’éducation). Elle est aussi directrice du service d’Analyse des systèmes et des pratiques d’enseignement depuis 2004 et conseillère auprès du Recteur en matière d’enseignement. Ses enseignements portent sur la pédagogie expérimentale, les processus d’enseignement, l’approche comparée des systèmes éducatifs et la construction de tests et de questionnaires. Ses travaux de recherche concernent principalement l’efficacité et l’équité des systèmes éducatifs. Dominique Lafontaine est membre du groupe international d’experts en lecture de l’enquête PISA depuis 1999 et du groupe international d’experts en charge des questionnaires contextuels pour PISA 2018. Elle assure le rôle de liaison entre ces deux groupes. En Belgique francophone, Dominique Lafontaine est membre de la Commission de pilotage de l’enseignement obligatoire et est régulièrement consultée pour son expertise sur les questions de politiques éducatives.