Université de Liège - bicentenaire

Biographie d'Eugène Charles Catalan

Mathématicien et révolutionnaire


Émile Delpérée - Huile sur toile, 138 x 81 cm - Liège, Collections artistiques de l'Université, inv. 12057

Dans son discours prononcé à l’occasion de son admission à l’éméritat, Catalan se définit de la sorte : « Deux passions, Messieurs, ont surtout rempli ma vie : la Politique militante et la Mathématique. » (1) Laquelle l’a emporté sur l’autre ? François Jongmans, son lointain successeur à l’Université de Liège et biographe (2), dira joliment que Catalan était « géomètre sans patrie et républicain sans république ». Car en plus d’être écartelé entre deux passions, Catalan l’est aussi entre deux pays !

Il naît en effet à Bruges en 1814 –mais à ce moment, la Flandre est française- d’un père dont on ignore tout et l’enfant porte le nom maternel, Bardin. Ce n’est qu’en 1821 que la mère du jeune Eugène épouse le joaillier parisien Joseph Catalan qui accepte de reconnaître l’enfant et de lui donner son nom. La nouvelle famille s’établit alors à Lille puis à Paris, sans doute en 1825. Commence alors la période française d’Eugène Catalan. Sa première formation n’est pas celle qu’on peut attendre aujourd’hui d’un futur mathématicien : il intègre l’Ecole de dessin (future Ecole nationale des Arts décoratifs !) où il reste répétiteur jusqu’en 1833. Il n’est cependant pas interdit de penser que cette formation a été un atout : savoir lever un plan, dessiner un solide dans l’espace n’est certes pas inutile. L’année 1833 est une année charnière : il reçoit en effet un premier prix au concours général de mathématiques spéciales et entre à l’Ecole polytechnique. Il en sort deux ans plus tard, presque « dans la botte » (16ème sur 140), ce qui lui ouvre une carrière aux Ponts et Chaussées. Le jeune homme préfère cependant l’enseignement et trouve un poste dans un collège de Châlons-sur-Marne.

A partir de ce moment et pendant une décennie à peu près, Catalan mène de front une triple carrière : enseignant, élève et chercheur ! Enseignant car il est nommé répétiteur à l’Ecole polytechnique (1838) et fonde aussi une école préparatoire. Elève car il décroche pendant ce temps différents diplômes : bachelier ès lettres et sciences (1839), licencié ès sciences mathématiques (1840), docteur ès sciences mathématiques (1841) et enfin licencié en sciences physiques et reçu premier au concours d’agrégation (1846) ! Chercheur enfin, car il publie déjà, non seulement des manuels de mathématiques (ce qui sera une des spécialités de Catalan) mais des articles sur, par exemple, les intégrales multiples (un mémoire qui sera couronné par … l’Académie royale de Belgique en 1840) ou les probabilités. L’un d’eux notamment, publié en 1841 et intitulé « deux problèmes de probabilité » et dont il tire une conséquence formulée en des termes presque philosophiques : « la probabilité d’un événement futur ne change pas lorsque les causes dont il dépend subissent des modifications inconnues » (3).

Elève, enseignant, chercheur : à ces trois « carrières », on serait tenté d’en ajouter une quatrième : révolutionnaire ou, du moins, contestataire. Les années 1830 à 1848 sont en effet, en France celles de la monarchie de juillet, règne de Louis-Philippe 1er, ‘roi des Français’ et non plus ‘de France’. Depuis son enfance, Catalan est profondément républicain ; c’est une conviction qu’il ne reniera jamais et qui va influencer sa carrière. Adolescent, il participe aux Trois glorieuses de juillet 1830 qui secouent la capitale française. Mais, très vite, il constate que le despotisme de Louis-Philippe vaut celui de son prédécesseur et il n’hésite pas à participer à de nombreuses manifestations contre la monarchie.
En 1844, répétiteur-adjoint à l’Ecole polytechnique, il postule au poste de répétiteur, mais quoique placé premier sur la liste des candidats, il n’est pas nommé. Catalan se tourne alors vers Adolphe Quetelet, mathématicien belge avec lequel il entretient une relation à la fois professionnelle et amicale, pour tenter de trouver une situation dans une université belge. Mais aucun poste ne semble alors être vacant. C’est cependant le cas deux ans plus tard, à l’université de Liège déjà… Mais cette fois, c’est Catalan qui hésite puis décline l’invitation : « Si je ne consultais que les questions d’utilité, d’avenir scientifique, je ne balancerais pas un instant. Mais, quitter toutes mes connaissances de Paris, rompre mes habitudes, abandonner la France, tous cela est bien dur. Je crains de m’ennuyer à Liège… », écrit-il à Quetelet le 10 septembre 1846 tout en le remerciant chaleureusement de son intervention (4). Il n’est pas interdit de penser que si Catalan avait intégré l’université de Liège à cette date, sa carrière aurait été plus étincelante encore, débarrassé qu’il aurait été de tout souci pécuniaire et… politique.

C’est que 1848 est là, qui met fin à la monarchie et instaure la république que Catalan appelle de ses vœux. Il participe aux journées d’insurrection de février, à la tête « d’une petite bande d’ouvriers », marche sur les Tuileries, participe à la nomination du gouvernement provisoire, remplit des fonctions de citoyen-greffier avec Lamartine et se présente aux élections de l’Assemblée constituante. A cette occasion, il rédige un tract électoral dans lequel il résume ses convictions républicaines pour ses électeurs du Département de la Seine, tract qui commence ainsi : « Nourri dans le mépris des rois…. » (5). Effort insuffisant cependant : Catalan ne fut pas élu. Pire, fin de l’année, le 10 décembre, un certain Charles Louis Napoléon Bonaparte est élu président de la République. Rentré dans l’ombre au plan politique, Catalan continue d’aligner les déboires professionnels. Devant se multiplier pour nouer les deux bouts, il se voit en outre contraint de démissionner de son poste à l’Ecole polytechnique fin 1850 : alors qu’il est toujours répétiteur-adjoint, on lui enjoint en effet de suivre les cours du professeur titulaire qu’il juge médiocre. Moins d’un an plus tard, autre catastrophe, politique celle-ci : Louis Napoléon s’empare de tous les pouvoirs. Catalan manifeste mais a la chance de ne pas être arrêté et envoyé en exil comme nombre d’opposants. Mais la vie est dure et c’est encore à Quetelet que Catalan se confie : il doit multiplier les cours particuliers et regrette de n’avoir pas accepté le poste à l’université de Liège ! Comme fonction officielle, il ne lui reste qu’un poste de suppléant au lycée Saint-Louis… dont il est destitué le 4 juin 1852 puisque, fidèle à ses convictions, Catalan refuse de prêter serment au Prince-Président, plébiscité Empereur quelques mois plus tard.

Malgré ses déboires, Catalan travaille d’arrache-pied, particulièrement à son œuvre didactique. En 1843, il avait publié ses Eléments de géométrie puis, en 1848, des Applications de l’algèbre à la géométrie ; en 1852, c’est au tour de son imposant Manuel du baccalauréat ès-Sciences qui connaîtra un succès durable ainsi que de son Traité élémentaire de Géométrie descriptive. Il faut encore attendre cinq autres années pour que paraisse son Manuel des candidats à l’Ecole Polytechnique et 1860 pour son Traité élémentaire des séries. Une époque que Catalan met également à profit pour poursuivre des travaux de recherche, notamment en analyse ou sur les surfaces minima. En 1859, il se met à réfléchir à une question sur la géométrie des polyèdres mise au concours par l’Académie des Sciences. Mais le délai fixé par l’Académie pour la réponse est sans cesse reporté et finalement, celle-ci décide de ne plus décerner le prix. C’est finalement l’Ecole Polytechnique qui le publiera en… 1865 ! (6).

Cela n’empêche pas Catalan de poursuivre d’autres travaux dont l’un mérite d’être mentionné, même s’il peut paraître anecdotique, parce qu’il montre la diversité de ses centres d’intérêt : comment répartir un héritage entre enfants naturels ? Question saugrenue que les juristes avaient tenté de résoudre à l’aide d’un texte alambiqué donnant lieu aux interprétations les plus diverses. Catalan s’en empare – on peut le comprendre, étant lui-même enfant naturel- , explicite plusieurs cas et prévient : « Je désire, sans beaucoup l’espérer, que cette simple application de la Logique et de l’Algèbre au Code civil reçoive l’approbation des Jurisconsultes, et qu’ils ne s’effraient pas trop des trois ou quatre formules qu’elle contient. » (7) Peine perdue vraisemblablement car Catalan montre tout l’absurdité de ce texte confus, surtout lorsqu’il y a plus de deux enfants naturels, concluant sa démonstration ainsi: « En réunissant les parts des six enfants naturels, on trouverait donc 665/324 ou plus de deux fois la valeur de l’héritage. Quand une loi, interprétée selon les règles du bon sens, a de telles conséquences, elle est condamnée. » L’histoire ne dit pas combien d’années il fallut pour, effectivement, la condamner...

La politique le passionne toujours même s’il ne monte plus aux barricades. A partir de 1858, il entame la rédaction de son Journal d’un Bourgeois de Paris, qu’il clôturera fin 1862. Ouvrage au titre un peu trompeur puisque l’auteur n’y relate pas ses propres faits et gestes ou réflexions mais y dresse plutôt le panorama des événements qui se déroulent alors en France. Bref, en ce début des années 1860, c’est l’impasse. Jusqu’à cette missive (8) de Lamarie, professeur à l’université de Gand, datée du 24 janvier 1865 : « Monsieur et savant camarade, Une place de professeur ordinaire à l’université de Liège est actuellement vacante. Vous conviendrait-il de l’accepter ? (…) ». Cette fois, Catalan n’hésite pas. Pour donner quels cours ? Astronomie et géodésie (qu’il n’enseignera pas, préférant l’algèbre), calcul différentiel et intégral, probabilités. Au mois de mars, Catalan s’installe définitivement à Liège. Le républicain va s’accommoder de la monarchie, s’imposant un devoir de réserve. Sa vie intellectuelle n’en sera que plus féconde puisqu’il va alors publier beaucoup à l’Académie de Belgique mais aussi dans les Mémoires de la Société des Sciences de Liège dont il était membre depuis 1856 déjà. Mis à la retraite en 1884, Il travaillera jusqu’au bout, décédant le 14 février 1894, inconscient et ignorant du décès de sa femme 3 jours auparavant.

« Trop rétif et trop soupe au lait pour réussir une jolie carrière à Paris. Mari modèle, ami fidèle mais à la langue et la plume un brin trop piquantes. Alliage inoxydable de républicanisme, d’antibonapartisme et d’anticléricalisme. Cœur d’or sous rude écorce, le Bourru bienfaisant » : tel est le portrait qu’en dresse François Jongmans (9) après avoir « fréquenté » le savant pendant des années au travers de son œuvre et de sa correspondance. Et de conclure en révélant une de ses marottes : Catalan adorait corriger les épreuves d’imprimerie. Correcteur redoutable, il traquait l’absence de la moindre virgule… et l’utilisation abusive du mot chiffre dans le sens de nombre. Hélas, Monsieur Catalan, vous avez perdu ce combat : on parlera encore longtemps de chiffre d’affaires !

Références scientifiques

(1) Son discours peut-être lu sur ORBI : http://orbi.ulg.ac.be/bitstream/2268/207769/1/Catalan473.pdf
(2) François Jongmans, Eugène Catalan, Géomètre sans patrie - Républicain sans république, Société Belge des Professeurs de Mathématique d’expression française, Mons, 1996.
(3) Pauline Romera-Lebret, Catalan mathématicien, républicain et homme de presse, in Eugène Catalan, le bicentenaire et le « fonds d’archives Catalan-Jongmans », Paris, Sabix (Ecole Polytechnique), n°57, octobre 2015.
(4) Jongmans, p 44.
(5) Le texte intégral peut être lu à l’adresse suivante : http://turnbull.mcs.st-and.ac.uk/history/Extras/Catalan_citoyens_f.html
(6) Mémoire sur la Théorie des polyèdres. Journal de l’Ecole polytechnique, 41e cahier, pp. 1-71 + 7 planches.
(7) L’article 757- Application de l’algèbre au code civil, 1862. Le texte est disponible sur ORBI : http://orbi.ulg.ac.be/bitstream/2268/207790/1/Catalan457.pdf
(8) Jongmans, p 89.
(9) Jongmans, p 138.